L’homme
qui murmure à l’oreille des graines
Article du journal "L'âge
de faire"par Nicolas Bérard
La
culture des semences paysannes se trouve, à peu de choses près, à l’exact
opposé de l’activité des multinationales semencières. Rencontre avec le
semencier Pascal Poot, qui nous parle de ses graines, de tomates, de nazisme et
de physique quantique…
Depuis une dizaine d’années,
Pascal Poot est une figure médiatique des paysans-semenciers. Non pas qu’il
court après les journalistes, mais, avec ses chapeaux vissés sur la tête, il
est un peu devenu l’incarnation de l’irréductible paysannerie luttant contre
l’agrochimie. Ou une sorte de Panoramix détenant la recette pour résister
encore et toujours à l’envahisseur industriel. Dans son chaudron : des
graines.
Ce mardi 9 février, sous un valeureux soleil d’hiver, je le retrouve sur
sa ferme du « Potager de santé », à Olmet-et-Villecun, à côté de
Lodève (Hérault). Nous pénétrons dans un petit hangar en bois où sont empilés
les tamis et les seaux en plastique prêts à accueillir les prochaines récoltes
de graines. Autour d’un café chaud, il me confirme d’abord les informations que
j’avais pu glaner à gauche à droite : son premier jardin, il l’a cultivé à
l’âge de quatre ans ; l’école, il l’a quittée à 7 ans – « j’y suis
retourné quarante ans plus tard pour donner des cours à des ingénieurs
agronomes ! » ; et puis, il y a ces terres, qu’il a acquises
il y a une trentaine d’années et sur lesquelles il est toujours installé
aujourd’hui. Pauvres et vallonnées, subissant un climat chaud et aride, elles
n’intéressaient personne et ne lui ont donc pas coûté cher. Ça tombe
bien : il ne possédait pas beaucoup de sous, mais avait déjà une intuition :
il pourrait y faire pousser des tomates.
« Je regardais les
plantes qu’on appelle les « mauvaises herbes » et qui, bien souvent,
étaient considérées comme des légumes au Moyen Âge. Et je me suis dit que
c’était quand même bizarre, parce qu’elles poussaient très bien sans l’aide de
personne. Pour certaines, même quand on veut s’en débarrasser, on n’y arrive
pas ! Je me suis dit que la différence, c’est que les légumes et les
fruits, on leur apporte continuellement ce dont ils ont besoin : quand ils
ont soif on leur donne à boire, quand ils ont faim on leur met de l’engrais,
s’ils sont malades ont leur donne des médicaments. Du coup ils ne savent plus
se défendre tout seuls. »
« Je
garde toute la population »
Lui va donc, à l’inverse,
mener ses graines à la dure : un minimum d’eau, pas d’engrais (juste un peu de
compost), aucun produit de synthèse. « Au départ, j’ai perdu quelques
récoltes, mais c’était pas grave, parce que je ne fais pas ça pour l’argent.
Moi, si j’ai de quoi manger, ça me suffit. » Assez rapidement, ce
qu’il pressentait se réalise : ses pieds de tomate s’adaptent à leurs rudes
conditions, en résistant de mieux en mieux à la sécheresse, en tombant de moins
en moins « malades », et en produisant de plus en plus… Les résultats sont même
si spectaculaires qu’ingénieurs agronomes, généticiens et autres scientifiques
commencent à affluer sur son « Potager de santé » pour étudier son travail. Ce
travail, s’il est évidemment plus complexe qu’il n’y paraît, peut se résumer
ainsi : prenez les méthodes des gros semenciers industriels, et faites à peu
près l’inverse.
D’un côté, l’industrie pousse la sélection génétique à l’extrême pour obtenir
des semences parfaitement stables, calibrées et standardisées qui, associées à
certains intrants, sont censées assurer une production. De l’autre, un paysan
plante et récolte des semences anciennes qui s’adaptent elles-mêmes à leur
environnement. Le jour et la nuit.
« Les nazis voulaient des gens grands et blonds, donc il fallait tuer tous les
autres, pour qu’il n’y ait plus que des grands blonds. Pour les légumes, les
semenciers ont fait la même chose : ils ont choisi quelques variétés et ils ne
veulent que celles-là. Et elles doivent donner exactement la même chose,
qu’elles soient plantées en Espagne, en Allemagne ou en France. Moi, je ne fais
pas de sélection, même pas de sélection massale (1). Je garde toute la
population, et je fais en sorte que la population dans sa globalité apprenne de
nouvelles choses : à résister à un excès d’eau, à une sécheresse, à des maladies…
»
Les
zombis face aux vivants
Selon Pascal Poot, en retirant
aux semences « ce qui fait la base du vivant, c’est-à-dire ses facultés
d’adaptation, l’industrie produit des zombis ». Ses semences, au contraire,
s’inscrivent pleinement dans le vivant, développant un nombre infini
d’interactions avec leur environnement, et notamment avec… le paysan qui s’en
occupe !
« Les ethnobotanistes savent très bien que chaque plante a opté pour une
stratégie pour se faire féconder. Elles vont par exemple faire des fleurs qui
vont attirer tel papillon ou tel insecte. Donc leurs fleurs ont des couleurs,
ont des odeurs, pour plaire à cette bête-là et l’attirer. Et je me suis rendu
compte que quand quelqu’un récolte des graines d’une plante pour les donner ou
les vendre, les plantes le comprennent et font tout pour lui faire plaisir.
Comme pour les insectes. Je m’en suis rendu compte parce qu’il y avait des
choses que je rêvais qu’elles fassent et qu’elles ont faites d’elles-mêmes. Par
exemple, je voulais des pieds de tomates qui résistent à des petites gelées.
Une fois, j’avais trouvé un pied de tomate qui avait résisté à des petites
gelées. J’ai récolté ses graines, et puis, bon, j’ai oublié de les ressemer…
Mais toutes les variétés autour se sont mises à résister aux petites gelées !
Elles ont fait en sorte de me faire plaisir, parce qu’elles ont compris que
c’est moi qui les disséminais. Ça, ça relève pas vraiment de la biologie, ça
relève plus de la physique quantique. »
L’hérédité
amputée par l’industrie
Soyons francs : quelques trop
rapides recherches sur la physique quantique ne m’ont pas permis de trouver le
lien avec les pieds de tomate. Pas grave. Pascal Poot parle avec une telle
conviction que, lorsqu’on l’écoute, tout paraît presque évident. De retour au bureau,
en relisant mes notes, je m’interroge néanmoins… Plutôt cartésien de nature, je
me demande ce qu’un scientifique pourrait bien penser de tout ça. Je contacte
donc Véronique Chable. Elle est ingénieure agronome, biologiste, chercheuse à
l’Inrae (2), et travaille sur les semences depuis 20 ans. Elle a été l’une des
personnes à l’origine de la création du réseau Semences paysannes et vient de
publier un livre intitulé La graine de mon assiette (voir encadré). Autant dire
qu’en la matière, elle en connaît un morceau. Lorsque je lui expose les
théories de Pascal Poot : surprise.
« Je crois qu’il a tout à fait raison », me rétorque-t-elle.
« Par rapport à la conception dominante de l’information héréditaire,
ce qu’ont fait les compagnies semencières, c’est de considérer que l’hérédité
est basée uniquement sur la génétique. Eh bien non ! En fait, la génétique
n’est qu’un des facteurs de l’hérédité. Il y en a deux autres : tous les
phénomènes épigénétiques (tout ce qui touche à la régulation autour de la molécule
d’ADN) et les micro-organismes, qui sont absolument nécessaires pour que les
plantes puissent se lier au sol et qui, dans le même temps, sont constitutifs
de la plante (c’est l’hypothèse holobionte). Lorsqu’on fait ses graines
localement, on a donc les trois facteurs réunis : l’information génétique
– qui donne les gros caractères à la plante –, mais aussi le caractère
épigénétique – qui concourt à l’adaptation fine à l’environnement (température,
nature du sol, etc.) – ainsi que les micro-organismes – qui coopèrent avec les
micro-organismes du sol. »
Mieux
répondre au dérèglement climatique Lorsqu’elle se retrouve dans
le sol, une graine cultivée localement connaît donc déjà son environnement, y
est déjà adaptée, et ses interactions seront beaucoup plus nombreuses avec son
milieu, ce qui se retrouvera aussi dans la qualité du fruit : certaines
analyses, réalisées il y a une dizaine d’années, ont montré que les tomates
issues des graines de Pascal Poot avaient, en moyenne, dix-neuf fois plus de
vitamines, d’antioxydants et de polyphénols que les tomates « conventionnelles
». En outre, ces semences possèdent toujours les capacités d’affiner encore
leur adaptation. Tout l’inverse, en somme, d’une semence industrielle
parachutée dans un environnement inconnu et sans faculté d’adaptation, qui
impose donc l’emploi de toute l’armada agrochimique pour créer artificiellement
un milieu qui lui conviendra. Les semences paysannes, « vivantes », ont donc
d’impressionnantes capacités d’adaptation. Mais de là à s’adapter au paysan qui
les cultive, comme l’affirme Pascal Poot, il y a un pas ! Qu’en pense Véronique
Chable ? Là encore, elle est sur la même ligne que le paysan-semencier.
« C’est sûr que pour des esprits rationnels, c’est dur à accepter, mais
moi, ça ne m’étonne pas. Il y a une interaction entre tous les êtres vivants.
Je m’amuse toujours à regarder les populations de blés : généralement,
elles ressemblent au paysan qui les a sélectionnées. Certaines seront plus
robustes, d’autres plus « aériennes »… Je ne sais pas comment on peut
nommer ça, mais il y a une espèce de « communauté d’êtres ». Avec des
stagiaires, on prend des graines dans un même sac de graines et on fait des
semis : d’une personne à l’autre, la rapidité de germination ou la vitesse
de croissance vont être extrêmement différentes. On ne peut pas donner
d’explication matérielle, mais mes observations me font dire que c’est
réel. »
Aujourd’hui, Le Potager de santé propose plusieurs centaines de variétés de
semences de tomates et d’autres légumes. Sans engrais ni pesticides, et
quasiment sans arrosage, les pieds peuvent produire jusqu’à quatre fois plus
qu’en agriculture conventionnelle. Et leurs facultés d’adaptation sont telles
qu’elles semblent s’acclimater avec une assez grande facilité sur d’autres
territoires : des semences provenant d’Olmet-et-Villecun ont par exemple
donné d’excellentes récoltes à l’autre bout de la planète, en
Nouvelle-Calédonie. Cette adaptabilité pourrait se révéler particulièrement
précieuse à l’heure du dérèglement climatique. « J’ai bien l’impression
de faire un truc essentiel pour l’avenir de l’humanité », estime en
tout cas Pascal Poot.
Nicolas
Bérard
1 – Sélection qui consiste uniquement à récupérer les graines sur les plus
jolis pieds, comme cela se pratique depuis les débuts de l’agriculture.
2 – Nouveau nom de l’Inra, Institut de recherche public « pour l’agriculture,
l’alimentation et l’environnement ».
https://www.lepotagerdesante.com/content/16-article-lhomme-qui-murmure-a-loreille-des-graines